Depuis le massacre du 22 mars à Ogossagou, les violences se poursuivent entre les deux communautés, autrefois complémentaires. La crainte des vols de bétail et des meurtres pousse des familles à quitter leurs terres.
Au Musée national, un voile de poussière recouvre les cartes postales du Pays dogon, haut lieu du tourisme malien il y a dix ans. Plus personne ne part randonner entre les petits villages en terre séchée de la falaise de Bandiagara, à 700 kilomètres de Bamako, sur les traces de la célèbre mythologie dogon. Les chasseurs traditionnels dozos, déployés au bord de la route qui traverse le plateau, sont désormais armés de kalachnikovs. Leurs escadrons de motos y croisent les convois de blindés de la Mission des Nations unies au Mali (Minusma).
Un autre élément de la carte postale a changé : sur l’axe principal qui relie Sévaré à Bandiagara, les grands troupeaux, les chapeaux coniques et les turbans ont disparu du paysage. Ils étaient l’apanage du peuple peul. «L’an dernier, on a senti peu à peu le malheur se rapprocher. Des meurtres et des vols de bétail se produisaient en brousse : les familles victimes ont été les premières à quitter Bandiagara, raconte calmement Oumarou Barry, 46 ans. Puis le 22 mars, des chasseurs sont venus dans la ville, dans les maisons, pour tuer les Peuls. Ce jour-là, sept personnes ont été assassinées et nous avons tous fui.» L’éleveur a perdu ses 40 vaches et sa centaine de moutons – toute sa fortune. Il a amené avec lui ses trois femmes et ses seize enfants.
Système de parrainage
Oumarou Barry vit depuis huit mois sous une tente du camp de déplacés de Sévaré, à 60 kilomètres de Bandiagara. «Les Peuls ne pouvaient plus fréquenter les foires hebdomadaires, précise Boureima Tall, 41 ans, assis à côté de lui sur une natte. Les Dogons ont commencé par retirer leur bétail des troupeaux confiés aux Peuls.» Au Pays dogon, les deux peuples, économiquement complémentaires, vivaient intimement imbriqués. Les Peuls éleveurs s’occupaient des bêtes, les Dogons cultivateurs des récoltes. Un système de parrainage – une famille dogon veille sur une famille peule – assurait la cohésion de la société. «Mais avec l’augmentation de la population et le changement climatique qui a asséché les sols, chacun cherche davantage d’espace, explique Boureima Tall, qui gérait une laiterie à Bankass, l’autre ville du pays dogon. Le jihadisme n’a rien à voir là-dedans. Dans cette région, on se bat pour la terre.» C’est bien la seule affirmation avec laquelle Marcelin Guenguéré, 45 ans, est d’accord. Dans un maquis de la zone industrielle de Bamako, le porte-parole de la milice dogon Dan Na Ambassagou fulmine : «Selon moi, il n’y a pas de jihadistes, au sens religieux, au Pays dogon, il n’y a que des terroristes. Des Peuls locaux se sont mis au service des fanatiques étrangers pour chasser les Dogons et récupérer des terres pour leurs pâturages. Ils ont la maîtrise de la brousse et l’antériorité en islam, ce qui en fait des recrues privilégiées pour les groupes islamistes.»
En 2013, une partie des combattants du Mujao (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest) qui occupaient la ville de Gao, chassés par l’opération française Serval, sont discrètement descendus dans les plaines du delta du Niger. Le plus connu d’entre eux, le prédicateur peul Amadou Kouffa, y a fondé le Front de libération du Macina et prêté allégeance à Al-Qaeda en mars 2017. «On a assisté à une alliance entre ces hommes du Mujao et des Peuls bergers des familles tributaires, qui avaient une revanche sociale à prendre, détaille Boubacar Ba, du Centre d’analyse sur la gouvernance et la sécurité du Sahel. L’occupation jihadiste a bouleversé les règles foncières : Kouffa promet l’égalité d’accès aux terrains, la fin des injustices héritées d’une société très stratifiée.»
Une trentaine de cellules d’insurgés se sont enracinées dans le delta. Les habitants les appellent simplement les «gens de la brousse». Ils harcèlent les représentants de l’Etat et ceux perçus comme des collaborateurs de l’administration. Pour les Dogons, tout a basculé avec l’assassinat d’un chasseur célèbre, Théodore Somboro, il y a trois ans. «Je le connaissais, c’était un éclaireur de l’armée malienne, explique Idrissa Sankaré, député de Bankass. Dans un message vocal sur WhatsApp peu avant sa mort, il avait appelé à une vengeance contre les Peuls. Les attaques massives ont débuté à ce moment-là.» Quelques jours après la mort de Théodore Somboro, Dan Na Ambassagou («les chasseurs qui se confient à Dieu» en dogon) est créé. Ce sont ses recrues qu’on aperçoit sur les routes du Pays dogon, établissant des check-points, surveillant les allées et venus depuis des postes de guet en pierre. «Dan Na Ambassagou affirme qu’il se mobilise pour protéger la population… et celle-ci n’a pas vraiment le choix, dit Adaman Diongo, 42 ans, président du Collectif des associations de jeunes du Pays dogon. En quelques mois, un mur s’est élevé entre les communautés. C’est eux ou nous, disent-ils.» Des hauts dirigeants maliens estiment à l’époque que la milice dogon sera efficace pour faire rempart aux terroristes. Une stratégie de guerre par procuration, déjà employée depuis des décennies par Bamako contre les rebelles touaregs. L’armée nationale, fragile et déstabilisée par les attaques jihadistes, ne parvient pas à reprendre le contrôle du nord du pays. Il lui faut des alliés en Pays dogon, pensent-ils. «Dan Na Ambassagou est clandestinement armé et financé par des hommes politiques de Bamako», affirme Boubacar Ba. Pour chaque attaque attribuée aux jihadistes, des hameaux peuls, considérés commes complices, sont désormais pris pour cible : le cycle de représailles atteint les localités du Pays dogon. Jusqu’au massacre d’Ogossagou.
Milice dissoute
Le 23 mars 2019, des hommes en tenue de chasseurs dozos attaquent ce village peul situé à quelques kilomètres de Bankass. Le carnage est sans précédent au Mali. Près de 160 habitants sont assassinés. Les maisons sont incendiées, des cadavres jetés dans les puits. Le pays est horrifié. Plus tard, d’autres tueries répondent à Ogossagou à travers le Pays dogon, comme à Sanbane (village dogon, 35 morts), puis à Gangafani et Yoro (38 morts)… Des manifestations sont organisées dans la capitale, à l’appel des autorités religieuses. Le Premier ministre, Soumeylou Boubèye Maïga, considéré comme l’artisan de cette politique de soutien à la milice dogon démissionne, remplacé par un Premier ministre peul, Boubou Cissé.
Le président de la République, Ibrahim Boubacar Keïta, va plus loin. Il limoge les chefs de l’armée et prononce la dissolution de Dan Na Ambassagou. Mais la milice se moque des consignes venues de Bamako. Son chef militaire, Youssouf Toloba, clame qu’il poursuivra sa mission de sécurisation du Pays dogon. Face à l’escalade, la Minusma lance l’opération «Oryx», installe des «bases temporaires avancées» à Bandiagara et Bankass, multiplie les sorties dans la zone. Depuis cet été, des violences se poursuivent, aucun massacre de grande ampleur n’a été signalé. Effet de la présence onusienne ? Conséquences d’un changement de politique à Bamako ? Ou bien simple accalmie due à l’hivernage puis à la période des récoltes ?
Sur le terrain, ni les Forces armées maliennes ni les Casques bleus n’osent s’en prendre directement aux chasseurs. Tous les jours, dans un climat tendu, ils croisent des miliciens dogons en armes. Sur demande de l’armée malienne, les soldats de la paix renoncent parfois à patrouiller pour ne pas froisser les dozos, hostiles à leur présence. «La Minusma se protège elle-même, tout le monde le sait, elle ne protège pas les Maliens. On ne peut plus désarmer Dan Na Ambassagou sans désarmer les groupes peuls en même temps. Les Dogons n’accepteront jamais ça, juge Adaman Diongo. Tout le monde ne les approuve pas, loin de là, mais c’est trop tard, les chasseurs sont maintenant leur seule protection.» Au nom de la cohésion communautaire face au péril jihadiste, Dan Na Ambassagou, qui règne en maître sur les villes du Pays dogon, ne tolère aucune voix discordante. Il a commencé à lever des taxes sur la population. Le porte-parole, Marcelin Guenguéré, se défend de toute volonté de nettoyage ethnique : «On ne veut pas exterminer les Peuls, ce sont nos voisins ! Mais quand il y a une attaque, on les pourchasse jusqu’au hameau où ils courent se réfugier, dit-il. Il y a des tirs dans les deux sens… et les balles ne choisissent pas. Les femmes sont des victimes collatérales.» Les villages rasés, les maisons incendiées ? «Du côté peul, les huttes sont en paille, les balles y mettent le feu involontairement…»
Au début du mois, un pont de la route reliant Bandiagara, Bankass et Koro, l’épine dorsale du Pays dogon et la seule voie bitumée, a été attaqué à l’explosif. Deux trous d’un mètre de diamètre, au milieu de la chaussée, empêchent les pick-up de l’armée malienne et les blindés de la Minusma de circuler. Seules les motos passent. Le huis clos sanglant entre Dan Na Ambassagou et les groupes armés peuls, jihadistes ou non, se resserre. En 2019, près de 500 Maliens ont été tués au cours d’affrontements intercommunautaires dans le centre du Mali, selon les chiffres de l’Armed Conflict Location & Event Data Project, dont 370 dans des tueries ou des assassinats impliquant les miliciens dozos.
Issa (1) a quitté Birga, l’une des dernières localités peuls habitées de la région, entre Koro et Bankass, en octobre. Un petit poste de gendarmerie y est établi. «Nous ne pouvons plus bouger du village. Dès qu’on sort d’un kilomètre, on se fait tirer dessus, décrit-il. Tous les Peuls des hameaux voisins se sont réfugiés à Birga. L’embargo a détruit l’économie, on ne peut plus amener les troupeaux au pâturage.» Il s’est échappé en empruntant un convoi militaire. Il a laissé derrière lui sa femme et ses enfants. A Bamako, il vivote à côté du marché au bétail, comme des milliers de Peuls déplacés. Il s’excuse quand le cri des ânes interrompt la discussion.
Dans son village, les quartiers peuls et dogons ne sont séparés que de quelques dizaines de mètres, explique-t-il. «J’ai des amis dogons, ils nous aident même parfois secrètement, mais ils craignent les représailles s’ils nous parlent à découvert.» La Minusma a bien tenté une médiation entre les communautés, mais «la réconciliation n’a jamais été suivie d’effet : les morts ont continué.» Issa ne connaît pas leur nombre mais récite par cœur la liste des défunts peuls de Birga. Seize noms, dont celui de l’un de ses enfants. «Cet été, ils ont tué mon fils qui gardait le bétail. La balle lui a traversé le dos. Il avait 9 ans.»
Source: liberation.fr