Incroyable, mais vrai !
Le 21 février 2020 dernier, le Sénégal célèbrait à l’instar de toute l’Humanité la Journée Internationale de la Langue Maternelle (JILM), sur le thème de l’UNESCO « Langues transfrontalières, facteur d’intégration et de paix ». Le pulaar-fulfulde est une des premières langues transfrontalières de l’Afrique, sinon la première. Dans 28 pays de la zone soudano-sahélienne de l’Afrique, dont les 15 de la CEDEAO, sans compter la diaspora, cette langue ne compte pas moins de 65 millions de locuteurs natifs, compte non tenu du nombre d’autres individus ou communautés qui la parlent comme langue seconde ou troisième à travers le monde !
Eh, bien ! Figurez-vous que c’est cette langue du Sénégal et de l’Afrique qui vient de faire l’objet d’une interdiction d’usage dans une école professionnelle privée de Dakar. Vous ne rêvez pas ! C’est bien ce qui s’est passé le mardi 25 février dernier dans cette école, trois jours seulement après la célébration en grande pompe de la fameuse JILM au niveau national. Un ou plutôt une professeur interdit à un de ses élèves de parler la langue peule en répondant à une camarade de classe, locutrice native la langue, qui lui avait posé une question. Pourtant, la professeur elle-même parle français et wolof allègrement pendant ses cours, sans sourciller.
Nous nous sommes ému, évidemment, de cette situation aussi rocambolesque qu’inédite, mais dans tous les cas inadmissible dans un pays de droit comme le Sénégal. Alors qu’aucun texte ne stipule l’interdiction de l’usage des langues nationales dans les écoles du Sénégal, encore moins dans celle qui est ici en cause, pendant que le fameux « symbole » colonial est rangé au oubliette depuis belle lurette, pendant que dans nos écoles publiques et privées de la maternelle à l’université les enseignants comme les apprenants font régulièrement recours aux langues nationales aussi bien dans les classes que dans les amphis, nous restons interloqués devant ce cas hors pair.
Jusqu’aux dernières nouvelles d’aujourd’hui vendredi 06 mars 2020, l’élève interdit de classe est toujours en dehors de l’école. Joint au téléphone, l’un des institutionnels de l’école nous dit que tout va revenir dans l’ordre. A la question de savoir pourquoi a-t-on interdit à l’élève de parler pulaar à sa camarade, en classe et à part, il nous répond que, sans doute l’élève était dans son droit, mais que dans la classe c’était de « la bavardage (sic !) ». Quel pays !
Oubliant – ou ne sachant pas – que la base de la bombe atomique est l’atome, qui n’est même pas visible à l’œil nu, notre interlocuteur minimise cette catastrophe d’envergure nationale en un « incident (sic !)», qui est désormais clos. Soit. Nous attendons de voir.
Mais si nous tenons à réagir face à cette situation, qui est certainement en voie de résolution, c’est pour souligner l’exemple, attirer l’attention de toutes et de tous, et surtout pour prendre nos responsabilités propres et alerter toute l’opinion nationale sur des dérives inadmissibles et indignes du Sénégal et de l’Afrique.
Demain, des organisations telles que l’Académie Sénégalaise des Langues nationales, dont l’article 2, alinéa 2 stipule clairement que le but est de « travailler à faire des langues nationales un patrimoine commun à tous les Sénégalais, en vue de préserver l’unité nationale dans la diversité linguistique… » ou l’Union Nationale des Associations de Langues (UNAL), ou l’ARP-Tabital Pulaagu Sénégal (membre de l’UNAL), ou encore la Commission du Fulfulde Langue Transfrontalière Véhiculaire de l’ACALAN-Union Africaine (FULCOM), et d’autres organisations encore respectueuses des droits humains pourraient être amenées à réagir à ce type de cas ; mais, d’ores et déjà, ici et maintenant, nous nous devons d’alerter l’opinion sur cet type de dérives indignes du temps colonial !
Nous en appelons à tous nos compatriotes, du sommet de l’Etat au sénégalais lambda, pour prendre conscience de ce type de phénomène qu’il faut bannir systématiquement de notre pays, pour respecter et promouvoir la diversité linguistique nationale.
Que plus jamais, sous aucun prétexte, un sénégalais ne se voit interdire de parler, selon les circonstances, la langue qu’il veut à n’importe quel(le) concitoyen(ne) avec lequel/laquelle il/elle la partage. La démocratie, le droit humain, l’inclusion et la cohésion nationale de notre pays – voire l’éthique tout court – nous commandent cela.
Dakar, 06 mars 2020.
Pr Fary Silate KA
Président de l’Académie Sénégalaise des Langues Nationales, de la FULCOM et de l’ARP-Tabital Pulaagu Sénégal