Le 23 mars 2019, plus de 160 civils peuls étaient massacrés à l’aube dans un petit village du centre du Mali. Moins d’un an après, les hommes armés et l’horreur sont revenus à Ogossagou.
Huit témoignages recueillis par l’AFP retracent comment une trentaine de villageois y ont été assassinés le 14 février, nouvelles victimes du tourbillon de violences à caractère autant communautaire que jihadiste qui ensanglante la région.
Ogossagou est inaccessible à un journaliste étranger sans une escorte militaire exceptionnelle. Mais le récit des témoins retrace l’angoisse qui étreint le village quand la garnison établie après le carnage de mars 2019 quitte la place sans prévenir, la terreur et la fuite éperdue pendant l’attaque, et l’accablement après.
Quand la quarantaine de soldats plie bagages le 13 février le pressentiment de l’inéluctable s’empare des villageois.
C’est comme si des frères étaient partis, dit Bakaye Ousmane Barry, 46 ans, habitant d’Ogossagou présent ce jour-là.
Pour expliquer ce départ précipité après des mois de présence ininterrompue, le gouverneur de la région, Abdoulaye Cissé, invoque le repositionnement en cours de l’armée sur le territoire malien, après une succession d’opérations jihadistes meurtrières.
– Pendu au téléphone –
«On a vu que la situation ne s’améliorait pas (au niveau national), on a voulu changer de posture. Les forces étaient sur place, statiques, dans (des) emprises mal faites», dit le plus haut représentant de l’Etat dans la région. «On n’a même pas supprimé (la garnison), on était en regroupement. C’est pendant ce temps-là qu’il y a eu ce drame qu’Ogossagou vient de connaître pour une deuxième fois».
Les soldats laissent à lui-même ce petit village, composé d’un quartier dogon et d’un quartier peul, l’un des derniers à des kilomètres à la ronde où vivent encore des Peuls. Alentour, des dizaines d’autres villages peuls se sont vidés à la suite d’attaques.
La crise en cours au Mali depuis 2012 a vu l’émergence dans le centre d’un groupe jihadiste autour du prédicateur peul Amadou Kouffa en 2015, recrutant prioritairement parmi des Peuls, traditionnellement éleveurs.
Les affrontements se multiplient alors entre cette communauté et les ethnies bambara et dogon, pratiquant essentiellement l’agriculture, qui ont créé des groupes d’autodéfense se sont constitués, comme la milice pro-dogon Dan Na Ambassagou.
Tous sont musulmans, mais les violences ont progressivement pris une dimension communautaire accentuée.
Il est 18H00 quand les soldats partent en hâte. Onze heures avant l’attaque, la psychose s’empare du village.
«A partir de ce moment jusqu’à l’aube, j’ai reçu des dizaines d’appels», raconte un notable d’Ogossagou dans la capitale régionale Mopti, où il a fui il y a cinq mois. Il a perdu sept frères et son père l’an passé. «On savait qu’au moment où on ne serait plus protégé, on se ferait encore attaquer».
S’exprimant sous le couvert de l’anonymat comme d’autres pour des raisons de sécurité, il dit avoir alerté six autorités différentes: militaires, administratives, onusiennes. En vain. Un rapport interne de la Mission de l’ONU (Minusma) confirme qu’elle a été alertée la veille des faits que des hommes armés «ont été vus en train de se regrouper autour» d’Ogossagou.
– Aurore spectrale –
Selon tous les habitants interrogés, ce sont des chasseurs dogons, la communauté déjà accusée en 2019. Comme à l’époque, aucune preuve ne vient corroborer cette mise en cause. La milice Dan Na Ambassagou, officiellement dissoute au lendemain du premier massacre d’Ogossagou, a démenti être derrière cette nouvelle attaque.
La nuit tombe. «Impossible de préparer le dîner. Pourquoi préparer des repas quand on sait qu’on va être attaqué», dit Mariam Belko Barry, 67 ans, aujourd’hui réfugiée à Mopti.
En 2019, les assaillants avaient attaqué juste avant l’aube. Alors, ce soir-là, elle tente de conjurer la peur de la nuit: «Il faut que le soleil vienne et cela ira mieux».
Un détachement de Casques bleus arrive peu avant 02H00, dit le porte-parole de la Minusma Olivier Salgado. C’est plus de six heures après que la Minusma a été alertée. La cinquantaine de soldats ne trouve «aucun signe de menace» et continue la patrouille vers les villages voisins.
Dans Ogossagou,les habitants ne trouvent pas le sommeil.
A 05H00, l’imam appelle à la prière de l’aube. L’éleveur Bakaye se dirige vers la mosquée, prie et s’en remet à Dieu.
Un premier coup de feu retentit.
– Deux heures meurtrières –
Bakaye est saisi d’effroi. Chez elle, Mariam Barry entend les mêmes détonations. Tout s’accélère. Elle se rue dans la maison en banco de l’ancien marabout, tué l’an passé, car «c’est plus sécurisé que la mienne en paille». Puis, avec son mari Aliou et beaucoup de voisins, elle s’enfuit en brousse.
Mariam, vieille femme qui marche le dos courbé, court «encore et encore». Elle perd de vue son mari. Il est touché de trois balles: au genou, à la hanche et au pied. Il survivra. Elle continue à courir.
Bakaye est sorti de la mosquée et détale. «Tout le monde fuit». Les tirs sont rapprochés; ce sont des armes automatiques.
A distance, le notable continue d’appeler le village et les autorités. On lui répond qu’un détachement est en route. Il faut attendre.
Deux heures se passent au bruit des balles. De la fumée noire s’élève du village, relatent ceux qui sont cachés dans les broussailles. Des maisons et des greniers sont brûlés.
A huit heures arrivent quatre véhicules de l’armée et trois de l’ONU. Ils arrêtent un homme armé; les autres sont déjà partis.
– Sortir, et mourir –
Bakaye sort des hautes herbes et retourne au village. «Je cherche mes proches, je les appelle, je ne sais pas où ils sont».
Les habitants reviennent un à un. Les soldats partent avec les hommes ratisser les environs. Les corps, certains calcinés, s’amoncellent. Six, puis douze, vingt-et-un… Le soir, Bamako annonce 31 civils tués.
Les témoins évoquent une dizaine de disparus. Un frère de Bakaye manque à l’appel. «J’espère qu’il est encore en brousse à se cacher». La probabilité s’en amenuise chaque jour.
Tous disent ne plus vouloir retourner à Ogossagou. «Jusqu’à la mort, jamais. Si l’armée repart, on se refera attaquer», dit Mariam. La confiance dans l’armée est rompue, dit une autre habitante toujours sur place. Son témoignage a été recueilli par SMS.
Mais qu’adviendra-t-il de ceux qui, à la différence de Mariam et Bakaye, n’ont pas pu quitter le village en convoi militaire pour accompagner leurs proches à l’hôpital ?
«Les enfants ne sortent plus s’amuser, on n’ose pas faire paître le bétail, ni aller puiser de l’eau au puits, ni chercher du bois», dit la même habitante restée sur place. «Si on sort, on est mort. Ce village ne nous appartient plus».